1970. Ma petite sœur est née. J'ai quatre ans. Ma mère, pour éviter que je sois jalouse me confie une mission de la plus haute importance "protéger ma petite sœur", c'est certainement là, que mon "idéal du moi" se renforça. Quant à elle, l'entretien d' une maison n'a plus de secret . Par contre, elle n'aime pas ça. Elle devient très douée pour esquiver les taches ménagères quotidiennes. Elle n'a pas son pareil pour faire comme si c'était fait. Elle est curieuse. Elle lit beaucoup, toujours en cachette de mon père
celui ci lui a interdit de lire, car il a peur qu'elle devienne plus intelligente que lui. La psychologie, le féminisme, tous les courants de pensées modernes la passionnent. L'air de rien, elle lit du matin au soir. Ma sœur et moi, nous sommes libres de tout faire,
toujours en cachette de mon père. Nous marchons pieds-nus, nous débordons d'imagination et de créativité. C'est bon pour le développement de l'enfant, elle l'a lu dans un livre. Elle nous laisse démonter le canapé pour en faire des cabanes, tous les jouets de la chambre se retrouvent au salon, une véritable ville nous construisons. Lorsqu'elle entend la camionnette de mon père au coin de la rue, c'est le branle-bas de combat. Elle nous demande de tout ranger, nous aide en vitesse, tout en jetant quatre pâtes dans une casserole et en dressant la table, ni vu, ni connu. Quand il arrive, nous sommes tendues, il lève toujours la voix pour quelque chose, les volets qui ne sont pas fermés, une assiette de dînette malencontreusement oubliée sous son magazine de mots-croisés, nos pieds nus... Nous avons vite compris ma sœur et moi comment nous adapter. Quand il est là, tout marche au carré, dès qu'il s'en va, les souris dansent... Je ne mesure pas encore l'écart qui se crée entre mon père et ma mère, elle est si soumise en sa présence que tout semble presque normal. J'adore ma mère, je crains mon père.
J'ai huit ans, et mon père commence à me tourner autour. C'est déplaisant, son regard sur moi m'indispose. Il me fixe la prunelle brillante. Il cherche à me toucher, tous les prétextes sont bons, pour passer sa main sous mon tee-shirt. Je l'évite, ne reste jamais seule en sa présence. Je ne saisis pas, là encore, ce qui cloche, mais je sais et sens que c'est malsain. La vie continue. Toujours cette insouciance et ce sentiment de bonheur dès que mon père s'en va. Ma mère nous raconte des histoires de famille, nous serre fort contre elle, nous apprend mille choses. Nous rions, nous jouons, nous nous racontons.
J'ai dix ans, ma mère est de plus en plus belle, elle lit toujours en cachette. Des disputes commencent à éclater entre mon père et elle. Elle essaie toujours de nous épargner, reste discrète. Nous entendons quand même. Ma sœur pleure, moi je me tais et la console. Un jour, alors que je suis avec ma mère dans le jardin pour étendre le linge, je lui dis que je n'aime pas mon père. Elle m'interroge. Je lui raconte toutes ces sensations désagréables de dégoût qu'il m'inspire, que je l'évite car il cherche toujours à me toucher, à me coincer. Dans son regard, je lis son désarroi et soudainement une détermination, je me sens rassurée et comprise. Elle me serre très fort dans ses bras.
Quelques jours plus tard, alors qu'elle revient de chez sa sœur, elle est très tendue. Le soir, je les entends se disputer très tard, j'entends mon père pleurer. Je suis étonnée de ce renversement de situation. Je ne saisis pas leur conversation. Le lendemain, mon père est pitoyable et silencieux. Ma mère les yeux rougis dégage une force incroyable. Je reste dubitative. Mes émotions sont contradictoires, je suis un peu triste pour mon père, mais je suis comme soulagée. J'admire la soudaine métamorphose de ma mère face à mon père.
Ma mère me prend à part, et me dit doucement qu'elle va divorcer. "Divorce" ce mot a quelque chose de dramatique, Je suis attristée, tout se mélange dans ma tête. Je me sens un peu coupable. Je ne sais pas si j'ai envie ou pas. Étonnamment ça chemine dans ma tête... Quelques jours plus tard, je demande à ma mère presque impatiente "c'est quand, qu'on s'en va ?". Ma sœur qui était par là, s'inquiète"on va où?" Ma mère la prend dans ses bras et lui explique doucement. Pour ma part je me sens solidaire de ma mère et écoute attentive. Ma sœur s'effondre, elle est inconsolable. Ma mère et moi sommes désolées. Je n'aurai de cesse d'expliquer à ma sœur, les avantages de la situation, elle m'écoute, semble comprendre, se réjouit puis s'effondre à nouveau.
Nous avons vécu dans une caravane dans le jardin de mon arrière grand-mère pendant une année, le temps que ma mère trouve les moyens d'avoir un logement. Ma mère fit les marchés pour gagner sa vie tout en reprenant ses études. Le bonheur fut dans le pré....
Ma mère jugeât bon de me raconter toute l'histoire quelques années plus tard. En effet, jusqu'à 18 ans je faisais un rêve récurrent à chaque retour de chez mon père. Dans mon cauchemar, j'étais attaquée ou menacée par un rat qui me griffait les jambes en grimpant le long de celles ci... Un matin, que je lui racontais à nouveau ce rêve, elle me raconta toute l'histoire. Mon père, certainement pour éviter de passer à l'acte sur moi, agressa sexuellement à plusieurs reprises la plus jeune sœur de ma mère, celle qui était née quelques mois avant moi, nous étions voisines et presque sœurs... C'est ce fameux jour, où ma mère était partie confier ses inquiétudes à mon sujet, à sa sœur, que celle ci lui apprit le drame qui s'était passé deux ans auparavant. L'affaire avait été étouffée, comme il n'était pas rare en ce temps là et s'était réglée entre le médecin de famille, mon père et mon oncle, en huis clos. Mon père avait été menacé gravement et s'en était a priori tenu là. Mes cauchemars ont cessé.
A suivre... Ma mère, de la chrysalide au papillon... (3)